Daniel Defert : le malade réformateur
Le président de la fédération AIDES a présenté le mardi 6 juin en séance plénière sous le titre «Un nouveau réformateur social: le malade», une analyse du rôle des personnes atteintes par le sida dans la construction de la réponse sociale à l'épidémie. Nous commençons aujourd'hui la publication de son intervention.
Jusqu'en 1981, nous avons cru que dans nos sociétés, un malade pouvait à tout instant se présenter à tous ; familles, soignants, collègues de travail, églises, écoles, gouvernants et recevoir de chacun la même attention, les mêmes soins, la même sollicitude .Jusqu'en 1981, nous avons cru qu'un espace homogène s'était constitué autour de la maladie, que pour chacun elle relevait d'un traitement uniquement médical.
Avec le SIDA, cet espace social s'est fragmenté; la personne atteinte par le HIV ne concerne plus tout homme, n'est plus porteuse de symboles universels. Ne saurait-elle toucher alors que ceux qui partagent ses choix existentiels, son âge, le voisinage du risque ? C'est dans cette fragmentation que se sont organisés les mouvements communautaires; leurs fonctions et leurs services sont autant d'analyseurs des carences, des retards, des besoins.
L'action communautaire a reçu son premier modèle dès janvier 1982, avec la fondation à New York du Gay Men Health Crisis. Poursuivie depuis dans la plupart des métropoles des pays développés, elle a presque toujours été à l'initiative d'homosexuels. Je rends hommage particulièrement aux médecins homosexuels. Ces journées nous ont appris que ce mode d'intervention se mondialise de Soweto à Bangkok, tandis qu'à Cuba, les séropositifs sont tenus en quarantaine à vie.
Philosophie et prévention
Venant de France, je n'ai probablement pas expérimenté la violence illimitée de la discrimination, l'injustice dans la prise en charge financière, l'AZT est actuellement à la charge de l'Etat et les hôpitaux n'ont pas de but lucratif, ni l'indifférence gouvernementale qu'affrontent inégalement les personnes atteintes par le VIH par le monde.
Toutefois, ayant initié en 1984 à Paris une organisation non gouvernementale d'entraide et d'information, AIDES, ce qui veut dire soutien, implantée aujourd'hui sur tout le territoire national, je m'autorise d'une expérience collective mais aussi d'instruments d'analyse des institutions médicales, du corps et de la sexualité, instruments largement partagés de par le monde, légués par le philosophe Michel Foucault, à la mémoire de qui j'ai fondé cette organisation.
Un récit d'amertume serait justifié, mais après tant d'années, tant d'efforts, j'ai préféré inventorier quelques points exemplaires où l'action des personnes atteintes au sein de leurs organisations communautaires avait modifié leur environnement. Notre environnement commence d'abord en nous mêmes, en notre corps sur lequel il a prise.
Le VIH clive le corps en corps physiologiquement menacé à échéance et corps socialement menaçant - «Blessures et Obus», écrit Dreuilhe.
Deux sémiologies, médicale et sociale, deux temporalités, deux formes de la peur se partagent le corps. «Je suis un autre», entend-on régulièrement dans les groupes de support.
Permettre de retrouver en soi-même un point d'appui, une familiarité de soi à soi quand le corps et le lien social se dérobent est une des fonctions communautaire les plus complexes.
En produisant la notion de sexualité sans risque, ou safe sex, l'action communautaire a inventé une notion dont la signification philosophique dépasse l'efficacité préventive qu'on lui reconnait. En elle se nouent en effet la force du désir vital et un répertoire de conduites qui l'intègre socialement. Nos stratégies éducatives qui sont toutes dérivées de ce concept n'en ont pas encore exploré la force. Le concept occidental de la sexualité la lie à la procréation.
L'institution médicale établit avec les patients une proximité spécifique, mais aussi une violence spécifique par la discipline de son organisation, ses techniques d'investigations, la limite de ses possibilités relationnelles et thérapeutiques, violence qu'il fallut réduire.
J'isolerai quelques cas exemplaires de transformations.
Le dépistage
Lorsqu'en 1985, il est devenu techniquement possible de tester les dons de sang, le corps médical s'est interrogé sur le bien fondé d'informer de leur sérologie les donneurs de sang. Or choisir d'informer contribuait à enrayer l'épidémie, d'autre part l'institution redoutait qu'un donneur puisse un jour porter plainte contre une banque de sang pour ne l'avoir pas informé du risque dont il était porteur.
L'action communautaire confirmait une ligne de pente du droit contemporain. Le droit comme régulation des rapports sociaux n'est plus mesurable à l'aune de la société seule, mais doit prendre ne compte la figure de l'autre. Si le XlXè siècle n'hésitait pas à demander aux porteurs de maladies contagieuses de dénoncer leurs partenaires, un état moderne n'est plus aujourd'hui autorisé aussi facilement à imposer quelque chose d'ordre privé à un individu. La pression communautaire a contribué à l'ouverture de centres de dépistage anonyme et gratuit.
La notion de dépistage se trouvait déplacée, des attentes sécuritaires souvent mythiques des sociétés vers la capacité de l'individu d'affronter l'acte médical sans perspective thérapeutique immédiate. Alors qu'une idéologie sécuritaire faisait du dépistage une contrainte civique assignable au seuil du territoire et au seuil de la procréation, la recherche des anti-corps anti YIH devenait un acte médical relevant comme tel de la responsabilité personnelle.
Bien sûr, nous savons tous que des dépistages à l'insu sont pratiqués. Peut-être faut-il chercher dans l'insistance que mettent certains décideurs à rappeler le tropisme neurologique du VIH qui hors toute symptomatologie atteindrait les fonctions de jugement et de contrôle - notamment chez les sujets dont la maîtrise de soi a été la plus testée – le déplacement de cette idéologie plus sécuritaire que de santé publique. En remplaçant le thème de la contamination rampante par celui de la catastrophe imprévue, ils manipulent un reste de cette vieille confrontation entre société et individu qui se joue toujours en temps d'épidémie.
Quatre éléments structurant la relation médecin/malade ont été bouleversés: la position de la mort, la révélation de l'intimité de la vie ont intensifié la relation émotionnelle, tandis que le partage du savoir médical, l'insertion du médecin dans un réseau de confrères à cause de la variation des manifestations et de ses thérapeutiques ont relativisé la relation technique.
La relation clinique doit sans cesse se soutenir par une relation de parole et d'écoute. Le médecin doit connaître les représentations que le patient se fait de sa maladie pour savoir le degré d'acceptation et de fidélisation à la stratégie thérapeutique proposée. Dans ce champ où le patient est sans cesse renvoyé à d'autres compétences, à d'autres expériences, à d'autres malades, la relation médecin/malade est- elle encore ce colloque singulier de l'humanisme médical ?
Elle se décentre vers l'autonomie du patient, vers son libre arbitre. Ces quatre transformations font que la pratique médicale est beaucoup moins normative aujourd'hui et se laisse facilement concurrencer par d'autres approches.
Ces éléments bouleversent aussi les relations du patient avec l'équipe hospitalière. La force symbolique du diagnostic que tout patient connaît intensifie ses relations émotionnelles avec l'ensemble de l'équipe quelle que soit la place de chacun dans la hiérarchie professionnelle. Une infirmière me confiait: «En deux ans, l'irruption du sida a autant bouleversé la hiérarchie de l'équipe hospitalière que mai 68».
Dans les précédents congrès, des enquêtes en milieu hospitalier témoignaient d'une raréfaction du temps passé dans les chambres, une raréfaction des contacts physiques, des gestes de compassion du personnel soignant confronté aux personnes atteintes du sida. Aujourd'hui au contraire, tout se passe comme si le personnel soignant décryptait à travers les besoins des patients et les dispositifs communautaires qui se sont mis en place, leurs propres besoins d'exprimer leurs angoisses, leurs émotions, leurs deuils professionnels.
Le personnel soignant formule la même demande d'écoute et d'information que les patients.
L'organisation hospitalière elle-même est obligée de faire entrer dans son enceinte et sa discipline les rythmes de la vie économique des patients si elle ne veut pas accroître leur exclusion professionnelle.
Un deuil dissimulé
Les sociétés modernes ont délégué à la médecine une totale souveraineté sur la mort traitée comme une maladie. Hérissé de tubes, le patient s'efface physiologiquement peu à peu, au sein d'une équipe médicale qui a remplacé la communauté sociale. Dans le contexte du sida où la mort est non seulement depuis trop longtemps annoncée, mais aussi cotoyée, on constate qu'un nombre croissant de patients préfère mourir chez eux, entourés d'amis, la famille n'est plus le cadre de l'affectivité absolue. La qualité relationnelle de la vie des derniers instants est plus valorisée que la longévité assistée. Les rituels d'obsèques sont souvent eux-mêmes scindés en deux : une cérémonie familiale où la cause du décès est occultée, une cérémonie amicale où les choix de vie sont affirmés. Le deuil est aujourd'hui socialement dissimulé. Plus censurées encore sont les larmes que l'on verse sur un amant homosexuel ou un enfant toxicomane. Ces deuils tendent à être resocialisés au sein des organisations communautaires qui proposent un soutien comme si une société qui censurait trop les émotions était jugée soudain elle-même pathogène. Certes, toutes ces nouvelles attitudes concernant le mourir sont apparues progressivement sous la pression d'un milieu paramédical dont on peut repérer les étapes comme The Meaning of Death de Feifel en 1959 ou On Death and Dying d'Elizabeth Kubler-Ross en 1969. Cette action des sciences humaines sur la médecine a été relayée et amplifiée par l'action communautaire.
L'irruption peut-être la plus radicale des personnes touchées par le VIH pour contrôler leur environnement est leur appropriation du savoir médical. Une littérature de plus en plus régulière rédigée avec les patients et destinée aux patients et aux médecins les tient informés des traitements conventionnels et des traitements alternatifs.
La circulation internationale des personnes en traitement pour inventorier la pharmacopée est devenue une des formes du voyage scientifique qui en requiert la liberté. A Paris, des organisations ont pesé sur le renforcement des garanties de confidentialité des enquêtes épidémiologiques. Microbiologistes, cliniciens et volontaires s'organisent pour expérimenter des molécules hors des contraintes et des normes des administrations, des professions et des firmes.
L'autorisation de mise sur le marché du Rétrovir en phase II a été l'effet de la pression émotionnelle des malades et de leurs organisations. L'anarchisme épistémologique que Feyerabend prônait en physique se réalise-t-il dans le champ médical où le volontariat pour l'essai thérapeutique bouscule les réquisits éthiques traditionnels. Nous sommes déjà entrés dans une crise des essais thérapeutiques.
Or de mauvais essais peuvent mettre en danger l'avenir des malades. L'urgence du temps rend de plus en plus intolérable au patient mobilisé de trop longs essais contre placébo. Surtout là où ils sont la condition d'accès aux soins. Elaborer de nouvelles méthodologies d'évaluation des modifications mesurées actuellement par placébo, est-ce vraiment irréaliste? Et si cette dernière méthodologie est vraiment incontournable, ne doit-on pas associer clairement les patients au travail scientifique afin de donner toutes les preuves que ce ne sont pas des intérêts économiques de firmes, de professions ou de pays qui s'opposent à l'extension d'essais cliniques?
L'éthique n'est plus seulement une question interne à la méthodologie, elle est internationalement devenue une question de transparence.
Les activités relationnelles
En fait, l'institution soignante, personnel soignant et malades, ressent les contre-coups d'une évolution structurelle de nos systèmes de soins. L'histoire de l'hôpital moderne est celle d'une dissociation croissante des fonctions d'assistance et des fonctions thérapeutiques. La fonction thérapeutique tr devenue exclusive s'est elle-même progressivement taylorisée en actes médicaux spécialisés, neutralisant toute approche globale de l'individu. La médecine est devenue une des formes les plus avancées de la technologie.
Or si on est parvenu à réduire le temps nécessaire à l'accomplissement des actes techniques, on n'est pas parvenu à réduire le temps des activités relationnelles. Pour cette raison, ces activités relationnelles sont sorties progressivement de la sphère de l'hôpital. Elles sont réintroduites parfois sous la forme coûteuse d'une relation technique m assurée par un psychothérapeute ou abandonnée au bénévolat. En fait, comme l'a analysé Michel Foucault, le système médical moderne n'avait pu se développer qu'avec un point extérieur, la famille. Or la spécificité de cette épidémie a été d'atteindre les gens dans leurs rapports familiaux.
C'est cette carence absolue dans les pays développés qui a mis à nu les limites du système médical pour accompagner son intervention technique d'un dispositif de soutien. C'est dans ce vide que l'auto-organisation du milieu culturel des patients, substitutif au milieu familial, a pris toute sa signification.
Les mouvements communautaires au sein desquelles les personnes atteintes par le VIH se sont organisées ont eu à introduire la vie relationnelle dans la structure de soins, à collecter des fonds pour assurer la nourriture et l'hébergement de ceux qui ne trouvaient plus d'asile. Les jeunes sont devenus dans nos sociétés la catégorie la moins protégée socialement. Les personnes atteintes sont devenues les éducateurs des personnels médicaux, paramédicaux, sociaux, éducatifs. Leurs témoignages relayés par les médias sont devenus une source essentielle de notre expérience collective de cette maladie. Leur fonction s'affirme chaque jour plus politique.
Un révélateur de crise
Par un lent processus qui a commencé il y a maintenant deux siècles, c'était le médecin qui avait été associé à toutes les réformes sociales. Il avait pensé l'architecture et la hiérarchie de l'hôpital. Il avait contribué à l'assainissement des villes, à l'essor de la démographie, à l'hygiène industrielle, à la conscription militaire. Le nouveau témoin des besoins, des urgences, médicales et sociales, c'est aujourd'hui la personne atteinte par le VIH et le sida. Médiateur entre les courants sociaux souterrains et l'institution de soins - institution centrale des sociétés modernes - il déplace les affects et les expertises qui partageaient santé et maladie, vie et mort, vie privée et santé publique, le pluralisme de la vie privée et le droit à la solidarité. Le médecin avait fait communiquer paupérisme et santé, lui fait communiquer liberté et santé.
C'est lui le révélateur des crises. Il devient un des acteurs privilégiés des transformations, il devient un nouveau réformateur social. Le mot malade lui-même est devenu problématique techniquement et socialement. Techniquement, qui est malade? La personne qui appartient au groupe IV, au groupe III, au groupe II, au groupe I de la classification du CDC? La personne qui sans symptôme se voit proposer une couverture médicamenteuse? Les mouvements américains ont très tôt opposé à ce terme constitué dans la relation avec le médecin une expression communautaire où leur confrontation personnelle, la gestion de leur vie avec le sida ont été prioritairement désignées. Personne vivant avec le sida, P.W.A., terme qui traduit une mobilisation et des efforts considérables.
Par ces transformations, les personnes atteintes de sida ne sont-elles pas en train d'inscrire leurs efforts dans un vouloir où nous sommes tous capables de nous reconnaître; ne sont- elles pas en train de nous recomposer une figure du patient acceptée et soutenue par tous, porteuse d'universel ?
S'éloignant en cela du visage de douleur du malade où le monde chrétien a longtemps reconnu le reflet d'un Dieu chrétien agonisant ?
Pourtant, deux limites à cette pente persistent:
- l'une vient du mouvement même de l'épidémie,
- l'autre de la logique des interventions d'Etat.
D'abord, il n'y a pas une mais plusieurs épidémies, un peu décalées dans le temps, qui ne se différencient pas seulement par les modes de transmission - mais par les conditions sanitaires, par les ressources économiques, culturelles, médicales, politiques disponibles pour les juguler. Or une organisation communautaire se constitue autour de trois éléments.
1) Un élément sociologique.
Une organisation communautaire s'appuie sur la mobilisation de personnes pour la majorité bénévoles, proches par leur style de vie, leur génération, leur culture, leur origine sociale ou éthnique, des personnes requérant leurs services.
Au delà d'un certain seuil de marginalisation, la volonté de s'associer ne peut pas se constituer. La criminalisation de l'homosexualité, de la toxicomanie, de la prostitution, les rendent inaccessibles.
2) Un élément géographique.
La proximité de l'offre et de la demande assure l'optimalisation des services communautaires. Ils dépendent donc des ressources humaines qui sont effectivement disponibles sur ce territoire: organisations de femmes, travailleurs sociaux ou paramédicaux, groupes religieux, groupes militants attachés déjà à d'autres formes de survie.
3) Un élément politique.
La direction politique d'une organisation communautaire est sous le contrôle des personnes qui font appel à ses services. C'est ce qui les distingue radicalement des organismes d'assistance. C'est ce qui les qualifie comme témoins et force politique. Toutes les ressources humaines disponibles, mentionnées plus haut, sont-elles prêtes à accepter ou partager le leadership de ceux qui ont toujours été légalement, économiquement exclus? Or c'est la maîtrise de sa vie qui lui donne sens et notre expérience quotidienne dans cette maladie prouve qu'elle est aussi capable de l'allonger.
Enfin, la toxicomanie et la prostitution sont globalement et à tous les bouts de la chaîne des conduites économiques; quel programme d'éducation aura la naïveté de prétendre les surmonter sans organiser des alternatives économiques ?
Stefan Zweig rapporte dans ses Mémoires ce qu'était encore la prostitution, les maladies vénériennes, l'avortement dans l'Europe centrale au début de ce siècle. Est-ce un programme communautaire qui en est venu à bout? Bien sûr que non, c'est un développement général. Quant à la logique de l'intervention des états, elle consiste à s'adresser à l'individu dans son abstraction juridique, à la famille dans son individualité morale et démographique et à la société en général.
C'est un filet à larges mailles pour saisir ces figures régionales de l'épidémie qui nous préoccupent. Peu d'Etats ont osé les reconnaître assez tôt comme partenaires d'une politique de santé publique, les doter rapidement, dès les premières années de l'épidémie, de moyens importants, d'information, d'organisation et de prophylaxie. Cela aurait sans doute terni l'image du pouvoir d'Etat.
Aujourd'hui au contraire, il y va de la crédibilité des Etats de manifester leur souci du sida, au moins à la fraction de la société qui a les moyens légitimes de les sanctionner.
Comment les Etats vont-ils savoir articuler le souci de leur image et leur responsabilité envers les différentes régions des sociétés où aujourd'hui le virus pénètre, puisque l'idée que les Etats ont de leur image fait aussi partie de l'environnement du malade? Quel économiste calculera un jour en combien de vies humaines cela s'est chiffré ?
Daniel Defert (Mercredi 7 juin et Jeudi 8 juin 1989)
Les intertitres sont de la redaction