Lutte contre le VIH
Figures de la lutte

La mort de deux pionniers

Juillet 1992

6 minutes

Rédigé par Daniel DEFERT

Je crains la Pentecôte depuis que j’ai accompagné Michel Foucault à l’hôpital lors d’un de ses week-ends désolés. Ce lundi de Pentecôte apporte son lot de deuils, deux amis que non seulement la mort mais la forme de leur engagement dans la lutte contre le sida rapprochent : le docteur Jean-Florian Mettetal, vice-président de l’association Arcat, le sociologue Michaël Pollack, directeur de recherches au CNRS. L’un et l’autre ont refusé d’avoir d’autre légitimité dans ce combat que l’engagement de leur compétence professionnelle. L’un et l’autre ont contribué à modeler en France, au sein de Aides et au-delà, la lutte contre le sida.

Le docteur Jean-Florian Mettetal participa à la mise en place de l’association Aides dès 1984. Jeune médecin de ville, il signala le premier le rôle que ceux-ci auraient à jouer dans le dépistage et la prise en charge. Il coordonna le premier groupe de médecins de ville de l’association. Gériatre, il avait le savoir ou l’intuition de ce qu’exige une relation au long cours, pour une pathologie chronique, les états d’abandon, le délabrement du vieillissement précoce. Il savait diriger et prévoir. Protestant, il avait cette conscience de la temporalité sans laquelle une société ne sait pas mettre en place une politique de prévention. Etonnamment beau, il devina que ses interventions dans les bars parisiens - à une époque où beaucoup voyaient encore dans le sida un mythe de la majorité morale reaganienne - ne seraient pas perçues comme un rappel à l’ordre d’une morale conservatrice, mais la réaction d’autodéfense d’une belle jeunesse.

A la même époque, Michaël Pollack, sociologue de l’école de Pierre Bourdieu, célébré pour son étude de la société viennoise dont il était issu, commençait en franc-tireur des entretiens auprès des patients du service de Willy Rozenbaum, enregistrant leurs difficultés à gérer leur identité homosexuelle face à cette agression extrême du sida. Avec l’hebdomadaire G ai Pied, il allait mener chaque été une enquête sur la transformation des connaissances et des attitudes dans le milieu homosexuel. Son livre, les Homosexuels et le sida, paru en 1988, est une des très rares productions françaises en sciences humaines dans ce domaine

Avec la collaboration fraternelle du journaliste du Monde, Frédéric Edelmann, le docteur Mettetal rédigeait pour Aides les premiers documents d’information qui circulèrent en France. Puis il initia, ici, la première étude épidémiologique sur les corrélations entre pratiques sexuelles et statut sérologique. Précisément, cette place des activités des acteurs de santé dans un mouvement associatif devint l’objet d’un débat stratégique : un mouvement associatif doit-il être tourné vers les professionnels, ou vers la mobilisation des gens atteints ou exposés ? Sur cet enjeu, nous nous séparâmes ; Jean Florian et ses plus proches amis rejoignirent Arcat, créée en 1985. Ils en firent un lieu de référence pour les professionnels, médecins et paramédicaux. Tôt, l’un et l’autre surent qu’ils étaient séropositifs et continuèrent à accepter la double confrontation, de leur propre angoisse et de celle des patients pour Jean-Florian, des malades interviewés pour Michaël. L’un et l’autre poursuivirent le projet d’une inscription de leur double expérience, personnelle et professionnelle, dans la transformation des institutions de savoir. Le projet fut douloureux. Il est particulièrement difficile en France ; ils y réussirent.

Jean-Florian fit ce travail essentiel de médiation entre l’inventaire des nouveaux besoins et la mise à disposition de nouvelles technologies. Comme Michaël Pollack, qui traduisait en rapports chiffrés et argumentés ce que son investissement intime lui faisait, et chercher, et découvrir, et défendre. Toutefois, la spécificité de leur approche professionnelle ne fut pas sans poids sur la nature de leur stratégie. Jean-Florian avait choisi la maîtrise des connaissances médicales et une approche plutôt universaliste. Michaël, lui, déplorait le choix français d’une approche universaliste. Il aurait souhaité que la lutte contre le sida commençât par une approche de la sexualité. La peur du sida n’était pas, selon lui, dissociable de l’acceptation sociale de l’homosexualité. On ne dira jamais assez le rôle essentiel de cette implication absolue qui sait se traduire dans le champ d’un savoir légitime. Jean-Florian, devenu attaché du service du professeur J.-F. Bach à Necker, fut nommé expert par le ministère de la Santé au sein de la commission du professeur Jean Dormont. Michaël Pollack venait, lui, de publier son livre le plus distancié mais peut-être le plus intime, Essai sur le maintien d’une identité sociale : une expérience concentrationnaire, en 1990.

Il est très rare en France qu’une expérience militante et compétente ait une traduction institutionnelle. Ni au CNRS ni à l’université, on ne voit s’articuler le présent qui change et le savoir légitime. A-t-il fallu que mes deux amis n’aient plus de soucis de carrière, tout entier envahis par le drame mondial qui les bouleversait dans leur chair, pour qu’ils aient réussi si pleinement à faire admettre au sein des institutions cette spécifique compétence où le vécu a subi le patient travail du concept. Cela s’appelle en général faire une œuvre. On dit cela des artistes.

Ce lundi de Pentecôte m’a rappelé que les dix années qui viennent de s’écouler ont été celles de la révélation d’une épidémie de séropositivité. Ces dix années qui arrivent seront celles de l’épidémie de sida, si des efforts décisifs ne sont pas immédiatement mis en œuvre. C’est l’hommage que vous devez à Jean-Florian, à Michaël. Et à quelques milliers d’autres.

Daniel Defert, Cofondateur de Aides,
article paru dans Libération, le 11 juin 1992.

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A-t-il fallu que mes deux amis n’aient plus de soucis de carrière, tout entier envahis par le drame mondial qui les bouleversait dans leur chair, pour qu’ils aient réussi si pleinement à faire admettre au sein des institutions cette spécifique compétence où le vécu a subi le patient travail du concept. Cela s’appelle en général faire une œuvre. On dit cela des artistes.

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Jean-Michel Mandopoulos

Le 28 juin, le Dr Jean-Michel Mandopoulos est à son tour décédé, quelques jours après Jean-Florian Mettetal et Michaël Pollack, dont il avait été l’ami, le confrère ou le complice.

Jean-Michel Mandopoulos fut l’un des premiers médecins à rejoindre Aides, dès les premières heures de l’association. Comme le Dr Alain Brugeat, lui aussi disparu, il associait au professionnalisme l’humanité, la sincérité et la simplicité. Quand Alain Brugeat, devant les moments heureux et malheureux de la vie, faisait alterner le rire et la gravité, Jean-Michel optait, lui, pour un sourire désarmant de gentillesse et pour l’étonnement devant la cruauté ou l’absurdité des choses de la vie. Lorsque, avec Jean-Florian, nous partîmes d’Aides pour l’Arcat, il fut de ceux qui perçurent le plus mal, c’est-à-dire le plus douloureusement, ce signe de désunion. Pouvait-il y avoir deux stratégies différentes face à un seul ennemi : le sida ? Mandopoulos, étonné, resta fidèle à Aides, mais jamais les liens d’amitié et d’estime qui unissaient les médecins des deux associations ne se distendirent pour autant. A Aides, il continua ce deuxième métier que devient souvent l’engagement comme volontaire, tout en poursuivant son premier métier de praticien, généraliste et hospitalier. Lorsque l’association devint fédération, il fut l’un des premiers présidents du Comité Paris-Ile-de-France. Jean-Michel Mandopoulos était trop modeste pour faire valoir quoi que ce soit de son travail ou de son engagement. Il revient à ses amis, à ses patients et à ses confrères de dire sa contribution patiente et constante à la lutte contre le sida en France. De dire que son apport fut décisif lorsque, avec une petite demi-douzaine de généralistes, il commença en 1985 à parler, à convaincre, à soigner, à former et à aider.

Frédéric Edelmann

■ « Il est passé, fragile et élégant, quelques fois étranger au réel, mi-artiste, mi-oiseau, profond face à la blessure, maintenant guéri du plaisir « de vivre », dirait Nietzsche. »

■ « Sa pensée et sa parole avaient une grande valeur pour moi. »

■ « Il m’a fasciné par son intelligence, son brio, mais aussi par son côté sensible et affectif. Je garderai toujours en mémoire les consultations que nous avons faites ensemble à Necker. C’était intense. »

■ « Je pense, enfin, que Jean-Florian aura accompli une œuvre utile, qui, à mon sens, va bien au-delà des sujets infectés par le VIH, en raison de son caractère exemplaire. »

■ « La détermination, le travail sans relâche, la volonté sans jamais faillir de Jean-Florian Mettetal sont pour beaucoup une leçon d’intelligence et d’humanisme. »

■ « Nous perdons un homme remarquable, une personnalité dont le rayonnement et le courage exemplaire avaient permis à bien des malades de garder espoir et de retrouver la volonté de combattre. »

■ « Jamais le logo d’Arcat ne m’a semblé à ce point prégnant : un cœur fracturé et comme évidé. »

■ « Il a toujours su donner, dans sa belle lucidité, à la fois le sens de la mesure et une grande générosité. »

Extraits des lettres adressées à l’Arcat et à F. E.

« Nombreux ont été les hommages rendus à Jean-Florian, ainsi que les témoignages de sympathie et d’affection envoyés à la rédaction du Journal du sida de la part de ses collaborateurs et amis. Tous nous prouvent, si besoin était, que son travail et ses qualités humaines étaient et restent unanimement reconnus.

« Je suis fier de lui et du courage dont il a fait preuve durant et avant sa maladie. « Alors même qu’il se savait personnellement concerné, il continuait à aider et à trouver les mots qui apaisent la douleur. Au cours de mon travail au sein de son cabinet médical, je voyais certains de ses patients arriver les yeux à terre, pour repartir la tête haute et avec le sourire de ceux qui ont retrouvé la force de continuer à se battre.

« Lorsqu’il est tombé malade, il m’a aidé à trouver la force de l’aider, simplement, par sa tendresse, et en étant celui qu’il a toujours été : un homme bon.

« Et lui qui m’a tout appris, mon travail et à ouvrir les yeux sur ce qui m’entoure, lui qui m’a fait connaître le vrai bonheur, celui des voyages merveilleux, d’un quotidien fait d’attentions, il m’en a donné un autre, durant cette année passée, encore plus profond : celui de me garder auprès de lui.

- Et aujourd’hui, comme pour me dire qu’il m’aime au-delà de l’absence, il me donne celui d’être entouré des gens qu’il aimait.

« Alors, je suis un peu moins malheureux. »

Pierre-Michel Rainon

Article du JDS #41

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