Lutte contre le VIH
Associations

Histoire et géographie d'une chaîne de solidarité

Janvier 1994

6 minutes

Rédigé par Frédéric EDELMANN

Le réseau associatif de lutte contre le sida regroupe des formes d’engagement différentes. Ses rapports avec les pouvoirs publics doivent être clarifiés pour ne pas fragiliser gravement un mouvement de citoyens essentiel pour la société et la santé publique.

Quelle est l’initiative privée qui, en dix ans à peine, sera parvenue à devenir l’une des pierres angulaires du système sanitaire et social, de la santé publique et du droit, face à un problème majeur du monde contemporain ? Pour avoir sa pleine coloration, la question devrait être ainsi complétée : cela malgré l’indifférence ou l’opposition, dans un premier temps, des pouvoirs publics, et malgré l’extrême réticence des donateurs privés comme du mécénat humanitaire. On l’aura compris, il s’agit du réseau associatif de lutte contre le sida, diversement évoqué par les médias, et généralement dans des termes assez éloignés de la réalité.

Cela peut se comprendre: VLS, Aides, Arcat-sida, Aparts, Act Up, APS, AACS, Solensi... Autant de sigles pas toujours éloquents. Autant de manifestations différentes d’un engagement contre l’épidémie la plus inquiétante de cette fin de siècle, engagement qui, en France, remonte à dix ans. Anniversaire symbolique mais peu réjouissant, car cette décennie a été jalonnée de morts innombrables au sein des initiateurs ou des inspirateurs de ce mouvement de citoyens. Parmi eux, quelques figures qu’il nous est impossible d’oublier : le docteur Jean-Florian Mettetal, l’un des cofondateurs de Aides, avec Daniel Defert et l’auteur de cet article, disparaissait voilà un an, presque en même temps que Michaël Pollack, remarquable sociologue de l’exclusion, et peu avant le docteur Denis Bucquet, l’un des meilleurs épidémiologistes d’une maladie qui devait l’emporter.

Comme aux Etats-Unis, où sont nées les premières ONG, comme partout dans le monde, l’épopée française des associations de lutte contre le sida est indissociable de ces deuils répétés, fortement symbolisés par le Patchwork des noms.

Cette constance du deuil et l’investissement de nombreux séropositifs et malades dans les associations sont cependant à l’origine d’une confusion dans l’esprit d’une large partie du public, des médias, et même des institutions censées être informées. Lorsqu’on parle d’organisations non gouvernementales de lutte contre le sida, il est devenu rituel de parler des « associations de malades », comme si les nombreux professionnels qui ont rejoint les bénévoles devaient tous avoir un certificat de séropositivité...

L’énergie du désespoir

L’expression reflète souvent une naïveté. Mais, parfois aussi, elle est une manière commode d’insinuer qu’il s’agit là d’individus seulement soucieux de leur propre intérêt, donc dépourvus d’objectivité et de sérénité. Or, derrière la diversité des sigles se manifeste une géographie complexe mais organisée, née d’une histoire agitée, quelquefois pittoresque, éventuellement brutale, à l’image d’une épidémie cruelle dont les victimes les plus nombreuses restent en France des personnes jeunes, en pleine force de leurs moyens, donc susceptibles de réagir - l’expression prend ici tout son sens - avec l’énergie du désespoir.

La géographie et l’histoire se croisant, nous ne pouvons tenter ici qu’un exercice de clarification. Dans cette brève histoire du temps du sida, les premiers à s’associer auront en fait été les chercheurs, que ce soit pour regrouper leurs réflexions ou pour rechercher des fonds. Ce sont l’Ardivi ou l’Arsida, au sein desquelles on retrouve alors les noms des découvreurs du virus ou du test et, plus généralement, les chercheurs les plus intuitifs. Leurs intérêts, depuis, ont eu l’occasion de diverger sur un échiquier riche en chausse-trapes, et où l’ambition conduit volontiers à des promesses imprudentes. Aujourd’hui, les organismes se sont multipliés, les uns pour soutenir une équipe précise dans tel hôpital ou tel laboratoire, les autres, plus collégiales, pour tenter de construire de vastes organismes de collecte de fonds privés pour la recherche contre le sida, comme il en existe pour le cancer ou la myopathie. Restent une ou deux associations dont l’objectif est plus purement technique, comme le réseau ACCTES, qui conduit notamment l’enquête épidémiologique « séroco », la plus ancienne du genre.

Vaincre le sida (VLS) devait être, en 1983, la première association à se préoccuper de faire intervenir le citoyen dans la lutte contre le sida. Venue peut-être trop tôt, à l’initiative du docteur Patrice Meyer, VLS devait végéter des années durant et supporter de voir son image occultée par celles de Aides, avant de renaître il y a peu en développant d’efficaces moyens d’assistance à domicile. Aides, fondée avec Daniel Defert en décembre 1984 après la mort de Michel Foucault, fut méthodiquement pensée dès l’origine pour répondre à des objectifs et selon un schéma qui n’ont varié qu’en raison de l’ampleur prise par l’association. Aider les malades, répondre aux inquiétudes, développer une prévention dont les gouvernements tardaient, c’est le moins qu’on puisse en dire, à se préoccuper, défendre les droits des séropositifs, tels étaient les objectifs, les moyens quant à eux devant être ceux d’un volontariat inspiré du modèle américain. Dans le jargon maison, seule une « action multiforme » pouvait répondre aux problèmes posés par le sida, ce « révélateur » des carences de l’Etat, du ministère de la Santé et du dispositif social. Depuis sa création, les volontaires de Aides auront, à cet égard, et au-delà des vicissitudes inhérentes au bénévolat, accompli un travail à la fois indispensable et souvent remarquable auprès des personnes touchées.

Pouvoirs et administrations face aux associations

Emmanuel Hirsch offre, dans son ouvrage Aides solidaire (1), un grand nombre de témoignages et d’archives sur les années pionnières de ce qui est devenu un véritable mouvement, avec ce que cela signifie de personnalités sacralisées et de mythes. En 1987, le groupe fondateur se sépare. Divergences stratégiques, questions personnelles, sans cloute, mais, au-delà, la multiplicité des problèmes engendrés par le VIH, la nécessité ressentie ici et là de nouvelles réponses se révèlent dans une véritable floraison associative, dont cette fracture est l’inévitable expression. Pas un aspect de l’épidémie qui ne se trouve alors représenté, par type d’objectif ou d’action (la prévention, l’aide au logement, le secours d’urgence, le soutien à domicile, etc.) ou par type de « victime » - réelle ou potentielle - du sida (les malades, les séropositifs, les toxicomanes, les jeunes, les enfants, les mères, les artistes, etc.), sans compter la spécificité des associations elles-mêmes (chrétiennes, etc.). Parmi les associations spécialisées, l’APS (Association pour la prévention du sida) voit le jour sous l’impulsion du Dr Didier Jayle, qui sera plus tard le maître d’œuvre du Crips (Centre régional d’information et de prévention sur le sida).

Une autre association à objectifs multiples voit cependant le jour. Arcat-sida, fondée par les docteurs Marcel Arrouy et Daniel Vittecoq en 1985, mais dont les actions restaient cantonnées à la recherche clinique, se donne Pierre Bergé pour président et accueille, en 1987, les dissidents de la fédération. Cela leur permet de développer un autre type d’intervention qui, au lieu de se fonder sur le seul bénévolat, va s’appuyer sur les relais professionnels existants (médecins, infirmiers, dentistes, travailleurs sociaux), dont certains, il est vrai, peuvent être « convertis » à la solidarité. Il s’agira ensuite pour Arcat-sida de créer des structures fortement professionnalisées pour les plus démunis, et d’engager un partenariat avec les organismes mutualistes ou les grands groupes caritatifs existants, comme l’Armée du Salut.

Line Renaud, en 1986, parvient, avec l’Association des artistes contre le sida (AACS), à organiser le premier appel de dons à la télévision au profit des chercheurs de Pasteur et du milieu associatif.

Ni Aides, dont l’investissement médiatique agace les concurrents grands ou petits, ni Arcat-sida, ni aucune des autres associations existantes ne suffisent plus, pourtant, depuis le début des années 90, à canaliser un type de réaction nouveau face à l’épidémie : le désespoir et la révolte. Un nombre important de personnes affectées par le virus ou de leurs proches continuent certes de miser sur la solidarité, sur l’action de terrain, mais, parmi ces personnes que la maladie menace, nombreux aussi sont ceux qui optent pour le refus, la révolte et rejoignent les rangs d’Act-Up, créée en 1989, là encore sur un modèle américain du même nom, par Didier Lestrade. A leur manière, les militants d’Act-Up font durement sentir aux bénévoles de Aides ce qu’est l’impérialisme médiatique. A l’heure où il était quasi impossible de sensibiliser les médias à l’urgence de l’épidémie, le groupe activiste va parvenir à intéresser les chaînes de télévision par quelques actions spectaculaires, perçues par Act-Up comme symboliques, mais comme brutales par ceux qui en font les frais : menottes, jets de peinture rouge, manifestations plus ou moins bruyantes, bref, tout un arsenal que le jargon d’Act-Up désigne comme un « zap ». Au demeurant, les actions d’Act-Up ne s’arrêtent pas là, et plusieurs des « actupistes » participent aux groupes interassociatifs ou institutionnels qui travaillent, par exemple, sur les traitements.

La géographie associative pourrait s’arrêter là si n’intervenait le rôle des pouvoirs publics, pour le meilleur et pour le pire. Il y aura d’abord eu des offensives purement politiques, sortes d’OPA sur le milieu associatif sida, comme sur les autres causes humanitaires, qui se seront en gros et comme ailleurs soldées par des échecs quand ce n’est pas par des rapports de l’IGAS (le Monde du 12 novembre). Mais des relations à la fois plus riches et plus pernicieuses se sont créées avec les administrations : venues tard au sida (l’Agence française de lutte contre le sida est créée en 1989, peu après Act Up), celles-ci se trouvent souvent dans la situation d’arbitrer et de distribuer des subventions à des associations qui ont pour elles non seulement l’antériorité mais la réalité de l’expérience et l’expertise. Une inévitable confusion est ainsi née du statut associatif de l’AFLS, statut utile au fonctionnement de l’agence, mais générateur de conflits de territoire.

Que ce soit par l’AFLS, par les services de la Direction générale de la santé (DGS), ou par d’autres administrations, des projets importants auront ainsi pu être soutenus, bloqués, vilipendés, ou encensés et... récupérés, selon les heures, les humeurs et les amours-propres. Un exemple parmi d’autres : la diffusion des aérosols de pentamidine à domicile (un traitement préventif de la pneumocystose), mise au point par Arcat-sida, aura d’abord été refusée par la DGS, et soutenue en revanche financièrement par l’AFLS - à laquelle il fut alors reproché de sortir de son rôle -, pour être finalement reprise par la DGS...

Certes, le problème n’est pas propre au sida. Le rapport du Conseil économique et social publié cette année sur « L’exercice et le développement de la vie associative », celui de l’UNIOPSS portant sur « La cohésion sociale et la prévention de l’exclusion », paru dans le cadre de la préparation du XIe plan, ou celui enfin publié par le Commissariat au plan sous le titre Santé 2010, tout indique que les rapports ambigus entre pouvoirs publics, administrations et associations devront impérativement être clarifiés et les règles du jeu précisées. Sous peine de fragiliser gravement un mouvement de citoyens, essentiel pour la vie sociale et pour la santé, qui se bat contre ce redoutable additif au malheur des plus fragiles qu’est l’épidémie de sida.

(1) Editions le Cerf, 1991

Cet article, paru dans le Monde daté du jeudi 9 décembre, est reproduit avec l’aimable autorisation du quotidien, dont Frédéric Edelmann est un rédacteur

Co-fondateur du Journal du Sida avec Jean-Florian Mettetal
Article du JDS #58

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