Préservatif : derrière un oui, les raisons de dire non
Les témoignages ne cessent de le confirmer : il ne suffit pas de maîtriser un savoir de prévention pour l’appliquer systématiquement, en toutes circonstances. Les consultations avant et après le test font apparaître que, dès lors que l’on se situe dans le registre existentiel, les obstacles à l’utilisation du préservatif ne se limitent pas à des problèmes techniques.
Ce qui m’est apparu de prime abord, au cours des consultations, c’est que les personnes qui font une démarche volontaire de test sont dans l’ensemble bien informées sur les modes de contamination du virus et sur l’utilité du préservatif comme moyen de prévention. Mais on peut vérifier une nouvelle fois, s’il en était besoin, qu’il n’y a pas de corrélation systématique entre cette information et les attitudes et comportements qui sont supposés en découler directement. En fait, ce que nous découvrons, ce sont précisément les difficultés rencontrées par les consultants, difficultés qui les ont mis en échec, à un moment donné, dans leur désir ou leur volonté de se protéger. Parmi ces difficultés, un certain nombre sont à relier directement à l’«usage» du préservatif, autrement dit à ce que va venir mobiliser la proposition ou l’utilisation d’un préservatif au cours d’une relation affective, amoureuse et sexuelle.
Au-delà d’une technique de prévention
Une jeune femme (23 ans) s’inquiète car elle a eu une relation sexuelle sans préservatif avec un homme qui a eu « de nombreuses relations sans toujours se protéger » et qui est « peut-être un ancien toxicomane ». Au cours de l’entretien, je l’invite à explorer ce qui s’est passé pour elle au cours de cette relation, exploration qui a pour objectif de l’aider à identifier les difficultés rencontrées ce jour-là. Elle évoque d’abord le fait qu’elle rappelait sans cesse à son frère et à ses amies la nécessité d’utiliser un préservatif, puis elle raconte : « J’ai rencontré un garçon, et je me suis dit : Cette fois-ci j’y vais (c’est sa première relation sexuelle). Des préservatifs, j’en ai toujours dans mon sac au cas où... Je ne suis pas particulièrement timide et j’en ai parlé... Il m’a répondu : T’en mets, toi d’habitude ?... Alors d’habitude, vous pensez, j’allais pas lui dire que c’était la première fois... »
Cette jeune femme s’inscrivait par anticipation dans une stratégie de prévention, et un seul mot - « T’en mets, toi d’habitude ? » - a fait tout basculer parce que, précisément là, sa virginité n’a pas pu se parler. Elle ne perd pas de vue un seul moment le risque de contamination, mais, l’espace de cette nuit, il lui apparaît d’abord très secondaire et seulement dans un deuxième temps non justifiable : « Après, j’étais allongée, et je pensais : Maintenant il peut m’arriver n’importe quoi, je m’en fous... Le matin, je me suis regardée dans la glace, je me suis trouvée belle, et je me suis dit : C’est trop con de mourir pour ça... »
On peut voir ici que cette jeune femme avait réussi à maîtriser ce qu’on pourrait appeler les « aspects techniques » d’une prévention anticipée : elle s’était souciée de se procurer des préservatifs et, si elle n’en avait jamais utilisé elle-même, elle avait pris soin de se familiariser avec l’objet à la fois en le manipulant et en lisant le mode d’emploi, à la fois en demandant des informations à des personnes proches. Par ailleurs, elle dit d’elle-même qu’elle « n’est pas timide et que parler de sexualité ne lui pose pas de problème ». Elle a pourtant comme lâché prise lors de son premier rapport sexuel ; son premier attachement amoureux a balayé tous les aspects préventifs, d’autant plus que cet homme venait la bouleverser en énonçant précisément ce qui fait question pour elle et qui est en même temps cause de son désir (« cette fois-ci, j’y vais »).
Des stratégies librement adaptées
Ce ne sont pas non plus les aspects techniques qui vont créer des difficultés à ce jeune homme de 23 ans qui vient faire son premier test : « J’ai eu un rapport non protégé cet été, mais j’en avais rien à foutre !... Après, on se dit c’est trop con, mais c’est trop tard... J’en ai marre d’avoir à réfléchir, et, quand on met une capote, on pense au sida... Le sida, j’en suis conscient 23 h 59 par jour... Dans les rapports sexuels, il peut y avoir défaillance, c’est prévu. La dernière fois, je la connaissais (la jeune femme). Elle avait rencontré 3 ou 4 hommes, mais, une seule fois, elle n’avait pas mis de capote, et c’était avec un mec sans risque. » En dehors de la sexualité, ce jeune homme évoque une maîtrise totale de la prévention y compris lors du don de sang-où le risque de contamination est pourtant inexistant : « Je suis très méthodique par rapport aux risques, je fais très attention en dehors des rapports sexuels ; par exemple, je n’échange jamais de rasoirs et, quand je donne mon sang, je vérifie toujours que la seringue est à usage unique... » Au cours de l’entretien, il parle des difficultés qu’il rencontre autour de l’usage du préservatif : la nécessité d’anticiper la relation, le rappel d’une épidémie à un moment qu’il juge inopportun, l’absence d’érotisme qu’il prête à l’utilisation de l’objet, le fait que le préservatif impose un rythme étranger à la relation sexuelle (« On le met, et puis il faut pas prendre cinq minutes pour parler de métaphysique... »). Ces difficultés évoquées ne sont pas directement liées, comme on l’entend souvent par ailleurs, à l’objet en tant que tel (la texture, la couleur, la sensation, le goût...) mais plutôt à ce que vient rappeler sa présence (l’existence d’une maladie transmissible) et ses contraintes (le prévoir, le rythme particulier qu’impose son utilisation). Ce que ce jeune homme a mis en place dans le cadre de sa vie sexuelle, c’est en quelque sorte une gestion différenciée de la prévention, comportant des stratégies diversifiées. Il a de fait, sauf à deux reprises, toujours utilisé des préservatifs. Mais que nous apprennent les deux situations où il n’en a pas utilisé ? Un premier point essentiel, c’est que, s’il a eu deux rapports sexuels non protégés, c’est parce que, les relations étant inattendues, il n’avait pas prévu de préservatif. Le deuxième point, c’est qu’il ne va pas s’adapter à ces « défauts d’anticipation » de la même façon. Dans la première situation, il connaît la jeune fille et explore avec elle la probabilité qu’elle a eu de s’exposer à une contamination et la considère comme nulle. Enfin, dans la deuxième situation, il dit n’en avoir « rien à foutre ! », mais c’est pourtant justement cette situation qui motivera sa démarche de test et qu’il évoquera en premier dans l’entretien.
On peut s’interroger par ailleurs sur les effets pervers d’une protection annoncée pour tout et pour toujours qui amène par exemple cet adolescent à questionner : « Et si je veux avoir des enfants, comment je fais ? », ou cet homme à abandonner toute pratique de fellation protégée à partir de cette information reçue : « Une protection, c’est mieux, mais la salive rend le préservatif poreux et permet le passage du virus. » On peut douter que ces personnes, barrées dans la totalité de leur désir, puissent mettre en place des conduites préventives adaptées, et on peut imaginer des comportements allant du lâcher-prise à une maîtrise totale empêchant à la limite toute sexualité. En effet, ne peut-on pas se poser la question de savoir si cet imprévisible prévu dont parle le jeune homme n’a pas aussi pour fonction de laisser une place au désir d’advenir ?
Je reçois madame B. (41 ans). Elle présente sa démarche comme celle d’un couple qui, souhaitant s’inscrire dans la durée, fait un test (à sa demande à elle) pour ne plus avoir à utiliser de préservatif (à sa demande à lui). Entamer cette démarche a eu pour effet de cristalliser un problème latent dans le couple : les infidélités occasionnelles de son ami, qu’elle accepte plus par raison que par adhésion. Elle comprend bien que le test ne donne qu’une photographie ponctuelle et passée. Elle a donc très peur, s’ils n’utilisent plus de préservatifs ensemble, d’être contaminée à son insu et, s’ils en utilisent, d’amener son couple à une séparation. Se pose alors la question de la confiance, de la survie du couple et à quel prix, de sa sexualité qu’elle estime elle aussi moins satisfaisante avec un préservatif. Elle a le sentiment d’être dans une impasse affective et relationnelle où elle ne peut envisager ni de demander à son ami d’être fidèle ni de lui faire confiance. Au terme des deux entretiens, madame B. va demander une consultation de couple pour tenter d’ouvrir un espace de négociations avec son ami.
Quand le préservatif rencontre l’histoire personnelle
A partir de la démarche de test de madame B, le préservatif, qu’il soit absent ou présent, va créer un espace relationnel spécifique où est évoqué en permanence ce qui se passe d’«autre» pour l’autre du couple. Répondre à la demande de son ami c’est céder sur ses positions, et elle a alors le sentiment de s’exposer à un risque. La prévention passe ici du registre individuel à celui du couple, et la demande d’un entretien de couple va avoir aussi pour effet de différer la prise de décision. La décision tourne ici autour de la question de substituer ou non un moyen de prévention à un autre, mais cela entraîne un changement de registre : en effet, si d’un côté on a le préservatif, de l’autre c’est la confiance qui va être évoquée comme mode de prévention. Et« comment faire confiance ? je remets ma vie dans les mains de l’autre ! ». Mais aussi comment ne pas faire confiance, comment aimer sans faire confiance ?
Jusqu’à présent, les acteurs de santé publique ont articulé l’effort de prévention autour d’un seul message (la nécessité de mettre des préservatifs pour prévenir une contamination par le VIH) et sur un seul registre : un discours neutre, asexué, le plus dénué d’érotisme possible, voire même dénué d’un quelconque lien avec la sexualité. Si ce type d’information a été un temps indispensable - puisqu’elle a permis que l’ensemble de la population s’en saisisse avec, en parallèle, un effet de banalisation de l’objet-préservatif, elle n’est clairement plus suffisante aujourd’hui si l’on souhaite voir se maintenir cet effort de prévention. En effet, de nouvelles interrogations apparaissent : Qu’est-ce que les personnes font de cette information et qu’est-ce qu’elles peuvent en faire ?
Je propose de distinguer ici, pour clarifier, l’«utilisation» du préservatif de son «usage». Par utilisation, j’entends tous les aspects techniques ou pratiques, c’est-à-dire le mode d’emploi tel qu’il est décliné sur la notice, l’achat, les émotions-sensations liées directement à l’objet (la texture, l’épaisseur...) ou à ses accessoires (les lubrifiants), ainsi que certaines difficultés liées à cette utilisation, comme la maladresse à la pose. Le terme usage recouvre lui le contexte émotionnel, affectif et sexuel de l’utilisation du préservatif. Autrement dit, comment cette utilisation va prendre sens dans une relation.
Les difficultés rencontrées par les consultants du CIDAG peuvent se rattacher à l’utilisation, à l’usage, voire aux deux, mais, quoi qu’il en soit, le travail de prévention ne s’effectue pas sur le même registre ni au même niveau. Dans un certain nombre de situations, les difficultés rencontrées autour de l’utilisation vont céder avec la familiarisation, la banalisation de l’objet. (« On s’y fait », « on s’habitue », « la première fois, c’était compliqué... maintenant... », « c’est moins agréable, mais... ».) Les éducateurs le savent bien quand ils conseillent aux garçons adolescents de « s’entraîner », au sens d’une initiation. D’où aussi l’évocation des lieux d’achat, du prix, autant de contraintes pratiques qui ont été évoquées, entendues et reprises dans la réalité (supermarchés, distributeurs, préservatifs 1 franc...). Sont d’un tout autre registre les difficultés rencontrées autour de l’usage, au sens où nous l’entendons, ainsi qu’en témoignent par exemple les personnes évoquées précédemment. En effet, ici, l’utilisation du préservatif rencontre l’histoire personnelle du sujet et va prendre sens au cours de la relation. Cela pourra n’advenir qu’une fois (la question de la virginité pour la jeune fille), de façon répétitive (rappel de ce qui peut venir d’autre de l’autre dans le couple pour madame B.) ou totalement aléatoire (pour le jeune homme, le désir de s’abandonner totalement à l’intérieur du corps de la femme). Il est clair aussi que ce qui fera sens dans une relation ne le fera peut-être pas dans une autre mais pourra le faire dans toutes les autres. L’usage est par définition une histoire, ou une suite d’histoires singulières.
Il ne faut pas perdre de vue que le désir et l’amour appartiennent au registre émotionnel, et il faut cesser de continuer à confondre la banalisation de l’objet (le préservatif) et la banalisation de la relation sexuelle. En effet, la plus grave des menaces pesant sur la vie sexuelle n’altérera jamais le fait que toute rencontre sexuelle met le sujet au prise avec des impératifs conscients et inconscients dont la jouissance n’est qu’une des multiples formes reconnues et acceptables. On voit bien comment une simple approche centrée sur la personne dans un entretien de prévention ouvre chez l’autre bien d’autres questions, obligeant par exemple un couple à devoir « penser » sa sexualité, une personne à prendre en compte le vécu profond psychique à l’œuvre dans une rencontre sexuelle apparemment sans histoire, une autre à explorer des représentations imprévues et inconnues d’elle jusqu’alors. Au fond notre pratique de counseling, et notamment dans le champ de la prévention, nous révèle à quel point il est important que quelqu’un soit là pour précisément permettre à une autre personne de maîtriser le processus de prévention en évitant ainsi le piège d’une contention pouvant causer, comme d’autres l’ont montré, des phénomènes de rebonds.
Dominique Rolland, Psychologue clinicienne, responsable de formation à Comment dire.
Un jour J (16 h-20 h) au centre de dépistage de la rue du Jura
• Un homme, bisexuel, fait le test tous les ans. Il se protège, excepté pour les fellations. Il ne se fait pas à l’idée que tous ses amis meurent et que lui reste. Il a des relations avec des personnes séropositives (quatrième test).
• Une femme séropositive vient effectuer le test pour pouvoir bénéficier d’une prise en charge sociale (deuxième test, le premier était positif).
• Une jeune femme de 19 ans vient confirmer une séronégativité parce qu’elle a un doute au sujet d’un délai de séroconversion de trois mois jugé trop court par certains de ses amis (troisième test).
• Un homme, 53 ans, homosexuel, vient chercher les résultats d’un test qu’il a effectué parce qu’il a pratiqué des fellations sans préservatif dans des saunas. C’est la première fois qu’il demande un test.
• Un homme, 21 ans, vient pour un troisième test parce que son amie a des problèmes de santé. Il utilise des préservatifs. Il se définit comme un ex-toxicomane sevré.
• Une femme, 23 ans, vient effectuer son premier test, à la demande de son partenaire actuel parce que son ancien ami avait de nombreuses relations sexuelles non protégées.
• Un homme de 35 ans, toxicomane, vient chercher les résultats de son premier test. Il vit en couple avec une femme qui a été aussi toxicomane.
• Un homme de 46 ans vient demander un quatrième test. Il fait régulièrement cette démarche pour être clair avec lui-même. Il a eu peur à la suite d’une rupture de préservatif.
• Un homme de 33 ans vient effectuer un troisième test. Le dernier, effectué il y a trois mois, était motivé par le fait qu’il n’utilise pas de préservatif avec ses amies prostituées.
• Un jeune homme de 19 ans a eu un rapport sexuel non protégé il y a quatre mois et s’inquiète (premier test).
• Une jeune fille de 17 ans et demi demande un premier test. Elle utilise habituellement des préservatifs. Elle a eu un rapport sexuel non protégé avec son ami, qui est toujours malade. Ce simple rapport a été à l’origine de deux MST. Lui aussi effectue la démarche aujourd’hui.
• Un homme, 31 ans, vient chercher les résultats de son premier test. Après une relation stable pendant trois ans avec une femme, il a eu des gonocoques au retour de vacances de son amie. Il attendait de faire ce test avec impatience depuis un an, test qu’il dit impossible à réaliser dans son pays.
• Un homme, 22 ans, vient pour son deuxième test. Lors d’une relation extraconjugale il y a trois mois, le préservatif s’est déchiré. Il a développé plusieurs MST à la suite de cette relation.
• Un homme homosexuel de 22 ans fait le test tous les ans. Il a des rapports protégés, excepté pour les fellations. Il réalise aujourd’hui son troisième test.
• Un homme de 36 ans vient chercher les résultats de son deuxième test. Il n’a pas utilisé de préservatif lors d’une relation occasionnelle.
• Un homme de 30 ans vient chercher les résultats de son premier test. Il est venu sur les conseils de sa dernière partenaire qui a elle-même effectué la même démarche.
• Une femme de 75 ans demande un troisième test. Elle a fait un premier test en 1988 à la suite d’une transfusion effectuée en 1985 et un deuxième test en 1989 par sécurité. Elle vient aujourd’hui parce qu’elle se sent très fatiguée, qu’elle a lu la presse et qu’elle n’est pas complètement rassurée.
• Un homme, 28 ans, vient chercher les résultats de son premier test. Il n’utilise pas systématiquement des préservatifs. Il vient vérifier sa séronégativité.
• Un homme de 26 ans a effectué un test au Portugal dont les résultats étaient, selon lui, «indéterminés». Il utilise systématiquement des préservatifs lors de ses relations sexuelles, mais ceux-ci se sont déchirés à quatre ou cinq reprises.
• Un homme de 31 ans désire avoir une relation durable avec sa partenaire, qui effectue la même démarche que lui aujourd’hui. Pour lui, c’est son deuxième test.
• Un homme de 27 ans, vivant en couple depuis six mois, vient faire son premier test. Il n’a pas d’autre partenaire mais veut s’assurer de sa séronégativité par rapport à son amie, qui vient elle aussi faire un test.
Catherine Tourette-Turgis et Françoise Régnier-Aeberhard
Note : Les raisons ayant motivé la démarche des consultants sont résumés ici sur la base des fiches anonymes rédigées par les counselors présents ce jour-là. Sauf mention particulière, les résultats sérologiques des précédents tests de tous les consultants étaient négatifs .