Les attendus d'une définition
Faut-il ou non inclure un taux de lymphocytes CD4 inférieur à 200/mm3 parmi les critères définissant le sida ? Telle est la question centrale de la révision de la définition du sida que projettent d’adopter prochainement les CDC américains. Partisans et adversaires de ce projet s’affrontent dans un débat dont les tenants et les aboutissants sont multiples et complexes.
Le 14 février prochain, les responsables des Centers for Disease Control (CDC) auront à choisir. C’est en effet à cette date que prendra fin la période de consultation sur la révision de la classification de l’infection par le VIH et de la définition du sida que propose le centre réfèrent en matière d’épidémiologie des Etats-Unis. Ils devront alors décider s’ils rendent effective cette révision ou s’ils la rangent dans un dossier au rayon des « projets avortés ». A quelques jours de cette échéance, la décision ne semble pas évidente. Même s’il existe une détermination de la part des CDC à appliquer leur projet de nouvelle définition, l’ampleur des débats, controverses et divisions qu’il suscite rend encore incertaine l’issue du choix. Déjà, les CDC ont reculé à plusieurs reprises, et le projet lui-même émane d’une rupture avec l’Organisation mondiale de la santé ; le Global Program on Aids de l’OMS était à l’origine du projet de révision.
Les CDC décident de faire cavalier seul
Dans le but d’homogénéiser les différentes classifications existantes de l’infection par le VIH, l’OMS entame en 1990 un tour de table sur la question. Une première refonte de la classification de 1986 est publiée au mois de juillet, qui introduit le taux de lymphocytes CD4 parmi les critères de jugement des différentes situations liées à l’infection par le VIH. Cette version ne satisfait réellement personne et est rapidement abandonnée. Un groupe de travail commun à l’OMS et aux CDC est alors constitué. En avril 1991, un nouveau projet de révision de la classification est élaboré, sans faire toutefois l’unanimité. Faute de parvenir à un accord sur de nouvelles modifications, le groupe de travail est dissous, et les discussions sont interrompues entre l’OMS et les CDC. Ces derniers décident alors de faire cavalier seul. Ils reprennent à leur compte le projet de révision en lui donnant une dimension nouvelle. Pour les CDC, il ne suffit pas de réviser la classification de l’infection par le VIH, il convient de revoir également la définition du sida (1). En mai 1991, ils publient un « draft » pour une « révision du système de classification de l’infection par le VIH et un élargissement de la définition du sida à fin de surveillance », et ils annoncent, pour le V janvier 1992, sa mise en application sur le territoire américain. Discuté à la conférence internationale de Florence en juin dernier, puis avec l’OMS et notamment les responsables européens de la surveillance épidémiologique, retouché et finalisé, le projet est officiellement présenté le 15 novembre 1991 par le Département de la santé américain dont dépendent les CDC (2).
Premier moratoire, la date de mise en application est désormais fixée au 1er avril 1992. Un mois plus tard, second moratoire : alors que la période de consultation était initialement prévue pour prendre fin le 16 décembre, celle-ci est étendue jusqu’au 14 février prochain. Un certain nombre d’institutions, dont la National Commission on Aids, ont demandé un délai supplémentaire de réflexion pour se prononcer sur le projet. De leur côté, la plupart des associations activistes de lutte contre le sida américaines font pression pour que la mise en application de la nouvelle définition du sida soit repoussée, estimant insuffisantes les modifications proposées par les CDC. Les enjeux sont importants et dépassent le cadre de la surveillance épidémiologique de l’infection par le VIH aux Etats-Unis. Une redéfinition dans le sens qui est proposé aurait, bien entendu, des implications majeures sur le plan social, politique et économique de la lutte contre le sida, non seulement aux Etats-Unis mais également en Europe compte tenu des interconnexions existantes.
La liste des pathologies reste inchangée
Le projet de révision en lui-même est d’une apparente simplicité. Une simplicité qui constitue d’ailleurs un des arguments avancés par les CDC pour modifier la classification actuelle, que d’aucuns reconnaissent être imparfaite, complexe et difficile à manier. La classification actuelle, définie en 1986, est constituée de quatre groupes, correspondant chacun à une situation clinique de l’infection par le VIH. Le groupe I est associé à la primo-infection clinique. Le groupe II regroupe les personnes séropositives asymptomatiques, et le groupe III celles présentant une lymphadénopathie généralisée et persistante. Quant au groupe IV, il réunit l’ensemble des autres manifestations cliniques liées à l’infection par le VIH, celles-ci étant réparties en cinq sous-groupes distincts (A, B, C, D, E, les sous-groupes B - signes neurologiques - et C - infections opportunistes - étant eux-mêmes divisés respectivement en deux sous-catégories). Contrairement à une idée répandue, le groupe IV de cette classification ne définit pas stricto sensu le sida. Dans sa version actuelle, élaborée en 1987, la définition du syndrome d’immunodéficience acquise est établie par une liste de vingt-trois pathologies considérées comme étant caractéristiques du sida lorsqu’elles surviennent chez une personne infectée par le VIH. Figurent ainsi dans cette liste la pneumocystose pulmonaire, la toxoplasmose cérébrale, le sarcome de Kaposi, la tuberculose extra-pulmonaire, la rétinite à CMV, entre autres exemples.
La révision élaborée par les CDC est entièrement fondée sur l’actuelle classification et n’apporte aucune modification à la liste des pathologies définissant le sida. C’est, dans un premier temps, le système de classement qui est en fait refondu. Au lieu de quatre groupes cliniques, les CDC n’en proposent plus que trois (voir tableau). Le premier (groupe A) correspond aux trois premiers de l’actuelle classification ; il réunit donc la primo-infection clinique, la séropositivité asymptomatique et la lymphadénopathie généralisée. Le second (groupe B) regroupe les symptômes que l’on peut qualifier de « mineurs » ou d’« intermédiaires » de l’infection par le VIH. Les CDC les définissent de la façon suivante : « Les manifestations cliniques qui répondent à au moins un des critères suivants : a) elles sont liées à l’infection par le VIH et/ou sont indicatrices d’une anomalie de l’immunité à médiation cellulaire ; b) elles présentent, pour les praticiens, une évolution caractéristique ou elles nécessitent une prise en charge particulière du fait de l’infection par le VIH. » A titre d’exemple, les CDC citent les candidoses oropharyngées et vaginales persistantes, les dysplasies cervicales, la leucoplasie chevelue de la langue, la tuberculose pulmonaire. Enfin, le troisième groupe (C) reprend l’ensemble des pathologies définissant actuellement le sida incluses dans la liste établie en 1987.
Une classification en neuf groupes distincts
Jusque-là, rien de bien révolutionnaire. Les modifications proposées apparaissent comme une adaptation plus pragmatique de la classification à l’évolution clinique de l’infection par le VIH. Les CDC ne s’arrêtent cependant pas là et proposent de croiser cette classification clinique avec une seconde, reposant elle sur une mesure biologique : le taux de lymphocytes CD4 par mm3, avec trois situations possibles. La première quand le taux de CD4 est supérieur à 500/mm3 ; la seconde quand il est compris entre 500 et 200/mm3 ; et la troisième quand il est inférieur à 200/mm3.
La nouvelle classification de l’infection par le VIH se présente donc sous la forme d’un tableau à double entrée, avec d’un côté les trois groupes cliniques (A, B, C), de l’autre, les trois catégories biologiques basées sur la mesure du taux de lymphocytes CD4 (1, 2, 3). On aboutit ainsi à une classification en neuf groupes distincts, exclusifs les uns des autres. Reste dès lors à déterminer parmi ces groupes quels sont ceux qui correspondent au sida et qui doivent donner lieu à une déclaration pour la surveillance épidémiologique. De façon logique, si l’on considère l’introduction de la mesure du taux de lymphocytes CD4 dans la classification, les CDC ont décidé de considérer que toutes les personnes pouvant être situées dans les groupes C1, C2, C3 ainsi que A3 et B3 devaient faire l’objet d’une déclaration. Autrement dit, à la liste des manifestations cliniques s’ajoute un taux de lymphocytes CD4 inférieur à 200/mm3 parmi les critères définissant le sida. Toute personne séropositive ayant moins de 200 lymphocytes CD4/mm3 sera donc considérée, qu’elle présente ou non des symptômes cliniques, comme ayant un sida. L’objet des controverses et des débats, à l’intérieur et hors des Etats-Unis, est là.
Adapter le système de surveillance
L’argumentaire des CDC en faveur de l’introduction de ce critère biologique se décline en quatre points :
1) On sait que la décroissance des lymphocytes CD4 est le reflet d’une immunodépression due au VIH, immunodépression qui précède la survenue de pathologies opportunistes et tumorales. Plus le nombre de CD4 baisse et plus le risque d’apparition de maladies graves augmente.
2) Des traitements prophylactiques et antirétroviraux ont désormais fait la preuve de leur efficacité pour, d’une part, prévenir la survenue de certaines infections opportunistes (la pneumocystose par exemple) et, d’autre part, retarder la décroissance des lymphocytes CD4 et donc l’aggravation de l’immunodépression.
3) Au-dessous d’un certain seuil, le taux de lymphocytes CD4 marque une immunodépression importante, qui nécessite pour les personnes séropositives la mise en œuvre de traitements prophylactiques et antirétroviraux, ainsi qu’un suivi médical plus rapproché.
4) La mesure du taux de lymphocytes CD4 est donc couramment utilisée pour guider les modalités de prise en charge clinique et thérapeutique. Elle constitue dès lors un élément essentiel et déterminant du suivi des personnes infectées par le VIH.
Dans l’esprit des CDC, il s’agit donc d’adapter le système de classification et de surveillance de l’épidémie aux réalités d’aujourd’hui de l’infection par le VIH ; réalités qui reposent à la fois sur les connaissances dont on dispose sur l’histoire naturelle de l’infection et sur les capacités de prise en charge, notamment thérapeutique, qui existent désormais. Le sida « maladie » ne s’oppose plus, d’une manière aussi tranchée qu’hier, à la séropositivité « asymptomatique ». Il est clair qu’une atteinte biologique précède et sous-tend les manifestations cliniques, même si elles ne se traduisent pas de la même façon pour les personnes séropositives, leur entourage et les praticiens. Un taux de lymphocytes CD4 inférieur à 200/mm3 rend compte de cette réalité. Il signe une immunodépression devenue importante, que les Américains des CDC définissent par l’expression « late-stage HIV disease », que l’on peut traduire par « stade avancé de la maladie due au VIH ».
Une définition de moins en moins pertinente
Or l’actuelle définition ne permet pas de rendre compte de cette meilleure connaissance de l’infection par le VIH ainsi que des modifications de l’histoire naturelle de celle-ci induites par les différents traitements disponibles. A titre d’illustration, les CDC expliquent, dans un commentaire à leur projet, que « le nombre de personnes qui développeront chaque année des pathologies rentrant dans le cadre de l’actuelle définition du sida restera stable jusqu’en 1995. En comparaison, la prévalence des personnes infectées par le VIH avec moins de 200 lymphocytes CD4/mm3 mais n’ayant pas de manifestations symptomatiques définissant le sida augmentera de 40 % d’ici à 1995. Par conséquent, la définition actuelle va devenir de moins en moins pertinente pour appréhender le nombre de personnes se trouvant à un stade avancé de la maladie due au VIH ». L’extension de la définition à la mesure du taux de CD4 devrait, selon les CDC, « à la fois permettre de faire référence au modèle actuel de prise en charge aux Etats-Unis et de fournir des informations plus précises [sur l’impact de l’épidémie, Ndlr] pour évaluer les besoins nécessaires en terme de programmes de prévention et de système de soins ».
100 000 cas supplémentaires aux Etats-Unis
Conséquence immédiate de cette nouvelle définition, dans l’hypothèse, vraisemblable, où elle serait adoptée, le nombre de cas de sida augmentera de façon significative aux Etats-Unis. Les CDC estiment à au moins 50 % cette augmentation durant la première année. Ce qui correspond concrètement, si l’on se réfère aux dernières statistiques disponibles (202 843 cas cumulés depuis le début de l’épidémie jusqu’au 30 novembre 1991), à environ 100 000 cas supplémentaires.
En définitive, pour les CDC, « les objectifs de ces changements sont de simplifier les processus de classification et de déclaration, d’être conformes aux modalités de prise en charge des personnes infectées par le VIH, de mieux appréhender la morbidité liée au VIH et de recenser avec plus de précision le nombre de personnes présentant une immunodépression importante due au VIH, qui sont les plus exposées au risque de survenue de complications cliniques graves » et qui nécessitent le plus prise en charge et soins.
Il reste que cette révision de la définition du sida et, dans une moindre mesure, de la classification de l’infection par le VIH ne fait pas l’unanimité aux Etats-Unis. Même si elles réclament depuis longtemps que des modifications soient apportées à l’actuelle définition, un grand nombre d’associations s’opposent au projet des CDC, estimant d’une part qu’il ne répond pas à certains problèmes et, d’autre part, qu’il en pose de nouveaux, et non des moindres. Parmi ces associations, le Gay Men’s Health Crisis (GMHC), à New York, considère que cette révision ne permettra pas nécessairement d’améliorer la surveillance épidémiologique de l’infection par le VIH, en particulier pour les populations défavorisées, qui ont peu ou pas accès aux systèmes de soins et de prise en charge. Leur raisonnement est le suivant : plus un individu a la possibilité d’accéder à une prise en charge médicale, mieux il sera suivi, notamment par des mesures répétées de son taux de lymphocytes CD4, et plus il sera facilement recenser, une fois ce taux inférieur à 200/mm3 ; à l’inverse, une personne issue d’un milieu défavorisé aura peu de possibilités de se faire suivre et donc d’être considérée, sur la base d’un taux de lymphocytes, comme atteinte du sida.
Le refus des épidémiologistes européens
Conséquence sur le plan épidémiologique, on risque d’assister à une surreprésentation des personnes ayant accès aux systèmes de soins et à une sous-représentation encore plus importante qu’aujourd’hui des populations défavorisées.
Dans le même temps, le GMHC rappelle que, sur la base d’informations recueillies en décembre dernier, si le fait d’être déclarée comme ayant un sida permet à une personne d’avoir accès à des systèmes de prise en charge gratuits (de type Medicaid), « des responsables locaux, territoriaux et fédéraux ont déjà indiqué qu’ils avaient l’intention de modifier les critères d’éligibilité à ces systèmes » dans un sens plus restrictif. Loin d’améliorer l’accès aux soins, la nouvelle définition pourrait aboutir à une aggravation de la situation des personnes les plus défavorisées. Enfin, l’association regrette qu’aucune attention n’ait été portée aux répercussions psychologiques pour les personnes « qui découvriront leur diagnostic de sida dans le journal, quand la nouvelle définition prendra effet et que leur taux de CD4 les fera passer du statut de « malade du VIH » (HIV-ill) à celui de sida ».
Cet argumentaire résume les différents points défendus par les opposants à la révision des CDC, tant du côté des associations que de celui des professionnels de santé (cliniciens et épidémiologistes surtout), et reprend en partie la position adoptée par les responsables de la surveillance épidémiologique en Europe. En septembre dernier, ceux-ci se sont opposés à un changement de définition ; les principales raisons invoquées sont cependant d’ordre épidémiologique. Ils estiment que « cette révision augmenterait de façon importante le nombre de cas notifiables, mais l’exhaustivité serait impossible à évaluer » et que « les personnes suivies régulièrement sur le plan immunologique seraient surreprésentées. (...) Il pourrait en résulter une distorsion dans la contribution des différents groupes de transmission dans l’évolution de l’épidémie. L’interprétation des tendances serait biaisée, et la comparaison avec les données recueillies selon la définition de 1987 impossible (3) ». Finalement, il semble que c’est la remise en cause du système actuel de surveillance que rejettent plus qu’autre chose les épidémiologistes européens. On peut se demander si l’enjeu du débat est réellement là. Dans l’état actuel des choses, la position américaine apparaît plus cohérente, même si toutes les difficultés qu’elle soulève sont loin d’être résolues.
(1) La classification de l’infection par le VIH a essentiellement une visée clinique et une visée de recherche thérapeutique. La définition du sida est utilisée pour la surveillance épidémiologique, notamment lors des déclarations des cas diagnostiqués au moyen de celle-ci.
(2) « Revised classification system for HIV infection and expanded Aids surveillance case définition for adolescents and adults », US Department of Health and Human Services, Publics Health Service, Centers for Disease Control, Atlanta, Georgia, 15 novembre 1991.
(3) « Recommandations des centres nationaux de surveillance à propos de la définition du sida », Bulletin épidémiologique hebdomadaire n° 42,1991, p. 181.
France : des chiffres incertains
• Le nombre des cas de sida enregistrés depuis le début de l’épidémie en France selon la définition actuellement en vigueur est de 16 552. Compte tenu des retards, sous-estimations et sous-déclarations, la DGS opère des redressements et situe le nombre réel de cas cumulés dans une fourchette qui va de 20 000 à 22 000.
• En théorie, et d’après des études concordantes, la nouvelle définition multiplierait par deux le nombre de cas de sida. Mais ce calcul se fonde sur une observation « instantanée » de cohortes, et la multiplication par deux se rapporte donc uniquement aux cas de sida-ancienne définition vivants, et non pas cumulés. Le taux de décès chez les malades recensés depuis le début de l’épidémie étant d’environ 50 %, le nombre de cas de sida-nouvelle définition serait aujourd’hui d’approximativement 30 000. On peut s’attendre à ce que, au cours des mois et des années à venir, ce nombre augmente plus vite que le précédent. En pratique, le nombre de cas de sida-nouvelle définition risque d’être fortement sous-évalué, puisqu’il ne comptabilisera pas tous les cas non déclarés, qui comprendront à la fois les séropositifs à moins de 200 T4 qui ne connaissent pas leur séropositivité et ceux qui ne sont pas suivis médicalement (notamment dans les populations précarisées et désocialisées). En terme de surveillance épidémiologique, la question est donc de pouvoir apprécier le coefficient de redressement applicable sur les données brutes pour obtenir l’estimation la plus fiable possible.
• Un autre chiffre significatif est celui des personnes atteintes par l’infection à VIH ayant été suivies à l’hôpital ou à domicile. D’après une « enquête sur les besoins » menée conjointement par la DH et la DGS, ce chiffre a été estimé à 40 000 au cours d’un trimestre de l’année 1990.
• Le chiffre de 70 000 personnes connaissant leur séropositivité est fréquemment avancé. D’où vient-il ? D’une étude portant sur une enquête de surveillance menée par un réseau de médecins sentinelles... en 1987. Autant dire que cette estimation paraît bien fragile aujourd’hui.
• Enfin, le nombre de personnes infectées par le VIH est estimé (BEH n° 37, 1990) dans une fourchette extrêmement large comprise entre 100 000 et 200 000 pour l’année 1989. Aucune réactualisation n’a été publiée depuis.
LDV
Willy Rozenbaum : « La nouvelle définition rejoint l’idée d’un sida biologique »
L’objectif normal et principal d’une mesure épidémiologique est de quantifier un phénomène médical afin d’y apporter des réponses. De ce point de vue, la définition actuelle n’est plus adaptée. « La tendance est que la partie émergée de l’iceberg (les malades déclarés) diminue, alors que la partie immergée (les séropositifs asymptomatiques) augmente : si on ne modifie pas la définition, cette tendance s’accentuera.
« Un autre objectif de la mesure épidémiologique consiste en l’évaluation des pratiques de soins, de leur impact sur la santé des personnes atteintes : si on s’en tient à la définition actuelle, on enregistre une diminution de la durée de vie des malades, alors qu’en réalité cette durée de vie augmente. Les repères bougent du fait de l’introduction de nouvelles thérapeutiques ; il faut donc trouver des repères qui ont un sens.
« Le chiffre de 200 lymphocytes T4 a un intérêt certain : on peut éventuellement le discuter, mais c’est le moins mauvais chiffre. L’un des effets de l’enregistrement tel qu’il existe, c’est de voir que le système de santé marche bien. Moi, je plaiderais pour un système de surveillance plus complexe, avec trois niveaux d’observation : 1) comptabiliser le nombre de gens identifiés comme séropositifs ; 2) intégrer de nouveaux repères, comme le chiffre de 200 lymphocytes T4 ; 3) conserver un certain nombre de repères actuelles portant sur les infections opportunistes, qui permettent de mesurer l’efficacité des soins préventifs en terme de sensibilité.
« Quant à l’argument psychologique [qui consiste à dire que qualifier de malade du sida un séropositif qui compte moins de 200 lymphocytes T4, alors même qu’il peut être asymptomatique, risque de créer un choc traumatique inutile et dommageable pour la santé morale et psychologique du patient, Ndlr], pour moi, c’est un faux débat, car qui peut considérer aujourd’hui que d’avoir moins de 200 lymphocytes T4 n’est pas inquiétant ? Tout le monde sait à quoi s’en tenir... La vraie question que se posent les séropositifs est : Est-ce que je rentre dans une phase thérapeutique ? Or, en principe, cette phase doit débuter sitôt passé le seuil des 200 lymphocytes T4. Il me semble qu’il ne sert à rien de dénier la réalité ; en ne voulant pas affronter cette réalité, est-ce que ce sont vraiment les patients que l’on protège ou les médecins ?
« Je conçois que des séropositifs asymptomatiques ne veulent pas se faire qualifier de « malades du sida », mais, encore une fois, je pose la question : Est-ce que c’est réellement le patient qu’on veut protéger de cette réalité ?
« Je vois un autre intérêt dans la nouvelle définition, c’est celui de prendre en compte des critères biologiques dans l’évaluation thérapeutique. Jusqu’à présent, par exemple, la FDA refusait de considérer de tels critères pour autoriser la commercialisation de médicaments qui avaient fait la preuve de leur efficacité pour remonter le taux de lymphocytes T4. De ce point de vue, la nouvelle définition va dans le sens de l’histoire de la maladie et rejoint une idée que je défends depuis très longtemps : celle du sida biologique. »
Propos recueillis par Laurent de Villepin
En définitive, il apparaît que le débat sur la révision de la définition du sida est mal posé. Que désigne en effet aujourd’hui le mot sida ? Une réalité de la maladie telle qu’on la connaissait en 1982, année où ce terme a été forgé. Une réalité qui ne correspond plus à ce que l’on sait aujourd’hui de l’infection par le VIH. Du fait de l’amélioration des connaissances scientifiques et médicales, du fait de l’introduction de traitements thérapeutiques et prophylactiques, l’infection par le VIH n’est plus vécue de la même manière qu’il y a dix ans. Il existe une atteinte biologique, que reflète la décroissance du taux de lymphocytes CD4 qui précède les manifestations cliniques. Cette réalité est à la fois reconnue par les personnes séropositives lorsqu’elles sont suivies et par les cliniciens. Il n’est aujourd’hui plus un essai thérapeutique qui ne l’intègre. Immunodéficit biologique, syndrome clinique, il y a là un clivage qui se révèle de plus en plus artificiel et auquel participe l’actuelle définition du sida. S’adapter effectivement à la réalité de l’infection suppose de faire référence non plus à un syndrome mais à une immunodéficience acquise, conséquence de l’infection par le VIH. Un « S » en moins pour un sens en plus.
F.F./J.-F. C.