Pénurie des greffons de foie
Hépatologue à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, où 90 transplantations hépatiques sont réalisées par an, le Pr Didier Samuel insiste sur la nécessité de promouvoir en France le don d’organes. Il souhaite par ailleurs la réouverture du débat sur les greffes de foie chez les patients coinfectés par le VIH et le VHC.
Le Journal du sida: Quelles sont les indications et les contre-indications de la transplantation hépatique ?
Pr Didier Samuel : La transplantation hépatique s’adresse aux patients affectés par une maladie du foie qui menace le pronostic vital dans un délai de un à deux ans. Il s’agit le plus souvent d’une pathologie chronique, comme la cirrhose, quelle qu’en soit l’origine : VHB, VHC, hépatite delta, alcoolisme... Il peut aussi s’agir d’une cirrhose biliaire primitive ou auto-immune. La deuxième indication pour la transplantation est le cancer primitif du foie, encore appelé carcinome hépatocellulaire, qui survient dans neuf cas sur dix à la suite à une cirrhose. Pour ce type de cancer, les tumeurs sont généralement petites ; nous sommes donc assez restrictifs pour décider d’une greffe. Enfin, la dernière indication concerne les maladies aiguës du foie, c’est-à-dire les insuffisances hépatiques aiguës ou les hépatites fulminantes. Ce dernier cas représente 10 % des indications mais, à la différence des autres situations, il nécessite une transplantation d’urgence. En ce qui concerne les contre-indications, nous ne greffons pas par exemple les patients qui ont un alcoolisme actif. Nous demandons au moins six mois d’abstinence. D’une part, nous voulons tester l’observance du patient, évaluer son désir d’adhérer à un projet qui comprend l’arrêt de l’alcool, la transplantation hépatique et le suivi médical. D’autre part, il arrive qu’après un sevrage, la maladie hépatique devienne moins sévère. La transplantation peut ne plus être nécessaire. Dans notre centre, le patient alcoolique s’entretient avec un médecin psychiatre qui évalue son degré de dépendance et sa volonté de ne pas reprendre sa consommation de boissons alcoolisées. Tous les patients ayant une cirrhose alcoolique n’accèdent pas à la transplantation. La sélection est effectuée par le médecin du patient et par nous-mêmes.
Procédez-vous à des transplantations chez des patients coinfectés par le VIH et le VHC ?
Nous avons eu une expérience pénible en 1985 : des patients ont été infectés par le VIH au cours de la transplantation. Nous avons dû leur apprendre leur séropositivité et gérer leur co-infection. Pendant des années, le sida a été formellement contre-indiqué pour la transplantation. Pour les patients séropositifs, la question était traitée au cas par cas. Cette position a d’ailleurs été confirmée par la Conférence de consensus en 1993. De plus, les réticences des centres à greffer des patients VIH ont été et sont encore très fortes. La première raison est médicale : la transplantation représente un risque d’accélération du VIH car les immunosuppresseurs nécessaires - ciclosporine et Tacrolimus - agissent sur les cellules T en affaiblissant la défense immunitaire. Mais, avec l’arrivée des trithérapies « anti- VIH », cette question fait de nouveau l’objet de débats.
Des médecins commencent à nous solliciter pour des patients dont la charge virale est contrôlée mais dont la maladie hépatique est potentiellement mortelle. Nous avons donc décidé de rouvrir le débat et de nous prononcer au cas par cas sur le bien-fondé de la transplantation. Cette question est complexe : outre le risque d’accélérer l’infection à VIH, les trithérapies impliquent la prise d’un nombre élevé de médicaments, et certains sont très hépatotoxiques. Par ailleurs, les chirurgiens craignent d’être contaminés par le VIH au cours de l’opération. Une transplantation dure douze heures et il est difficile de maintenir une attention constante. Le risque de se piquer est donc bel et bien réel. Cela dit, notre équipe est prête à reconsidérer le problème. J’ajouterai qu’il faut que les mécanismes se réenclenchent très vite car des patients séropositifs sont morts, faute d’avoir été transplantés à temps.
Quels traitements prescrivez-vous après la transplantation ?
Les patients gardent un traitement immunosuppresseur à base de ciclosporine, comme le Néoral®, ou de Tacrolimus. Nous prescrivons donc une bithérapie légère - à savoir de petites doses de corticoïde avec du Tacrolimus ou de la ciclosporine - ou une monothérapie, supprimant de fait les corticoïdes. Nous effectuons des bilans sanguins tous les mois. Les résultats sont généralement très bons : nous avons des patients qui reçoivent une immunosuppression très faible sur le long terme. Mais les effets secondaires sont nombreux. Les corticoïdes provoquent une hypertension artérielle, du diabète, de l’ostéoporose et une prise de poids. Les complications de la ciclosporine sont l’hypertension artérielle, la néphrotoxicité, l’hypertrophie gingivale, l’hirsutisme et des complications neurologiques, mais ces dernières ne se manifestent qu’en début de traitement. Enfin, le Tacrolimus peut également être responsable d’une néphrotoxicité, d’une hypertension artérielle ainsi que d’un diabète. Par ailleurs, il faut savoir que les lymphomes et certains types de cancer sont plus fréquents chez les transplantés. Les cancers de la peau en particulier représentent un risque élevé, imposant un suivi dermatologique régulier.
Est-il possible d’estimer les chances de survie après une transplantation ?
La survie moyenne est, à un an, de 85 %, à cinq ans de 75 % et à dix ans de 70 %. Ces chiffres varient selon l’âge et le degré de la maladie initiale. Les enfants par exemple ont une survie meilleure : 90 % à un an et 85 % à cinq ans. Le concept de la transplantation est d’obtenir une survie sur le long terme - au minimum dix ans - et d’offrir aux patients une qualité de vie afin qu’ils puissent reprendre une existence aussi proche que possible de la normale, travailler, avoir une vie sociale, ne pas se sentir malades.
Existe-t-il des traitements préventifs de réinfection après une transplantation ?
En ce qui concerne l’hépatite B, il existe effectivement des méthodes de prophylaxie d’une récidive. Nous leur faisons des perfusions régulières d’immunoglobulines anti-VHB. Dans certains cas, nous les combinons avec des molécules antivirales, comme la lamivudine. Les immunoglobulines ont toutefois des contraintes en termes de qualité de vie : il faut recommencer l’injection tous les deux ou trois mois. Les patients se prêtent bien à ces thérapeutiques. Pour l’hépatite C, nous ne disposons pas de méthode de prévention de la récidive. Nous en informons nos patients avant la greffe. Actuellement, nous travaillons dans le cadre de plusieurs protocoles de prophylaxie et de traitement de la récidive, notamment grâce à la bithérapie interféron-ribavirine. Notre équipe travaille beaucoup sur ce sujet et j’espère que nous obtiendrons des résultats significatifs dans les cinq ans qui viennent.
La disponibilité des greffons est-elle suffisante en France ?
Malheureusement non. Il existe une liste d’attente nationale, qui est gérée par l’Etablissement français des greffes. Il n’y a pas de numéro d’inscription. Il nous est arrivé de greffer un patient que nous venions de recevoir au détriment d’un autre qui attendait depuis six mois. Tout dépend de leur espérance de vie. Faire un choix est parfois difficile mais nous sommes confrontés à une pénurie de greffons de foie, qui se majore pour certains groupes sanguins. Pour le groupe A, la disponibilité est bonne. Par contre, pour les groupes 0, B et AB, nous rencontrons beaucoup de difficultés. Depuis quelques années, le nombre des donneurs stagne alors que le nombre des receveurs potentiels augmente. Et cette année, nous avons été confrontés pour la première fois à Paris à une baisse des donneurs. Il existe également des disparités selon les régions. Tout dépend de l’organisation des réseaux de soins et de la coordination des prélèvements. En Ile-de- France, il y a une crise depuis six mois. Une réunion a récemment eu lieu entre les représentants de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, l’Etablissement français des greffes et les équipes de prélèvement et de transplantation pour comprendre les raisons de cette situation et trouver des solutions. A cela s’ajoute le fait que des donneurs ne sont pas identifiés - ils ne sont donc pas prélevés - et qu’il y a un nombre élevé de refus de la part des familles de donneurs potentiels. Cette situation est préoccupante car des patients sont décédés faute d’avoir pu être greffés à temps. Il y a des organes pour lesquels il est possible d’attendre. Par exemple, certains attendent cinq ans une greffe de rein. Ils peuvent patienter grâce à la dialyse. Pour le foie, il n’existe aucune alternative à la greffe. Il s’agit d’un acte médical qui ne peut pas être remplacé. Nous réalisons à Paul- Brousse 90 transplantations par an. Il faudrait 100 greffons de plus par an en France. Mais il faut aussi savoir que nous adaptons la demande à l’offre et que, pour les cancers du foie, nous sommes volontairement très restrictifs. Si nous disposions de davantage de greffons, nous serions plus offensifs.
Comment expliquez-vous ces refus ?
La crise du don a plusieurs causes. Il y a dix ans, la greffe du foie était un acte fantastique, héroïque. Aujourd’hui, le temps des pionniers est révolu. Les médecins ne jouissent plus de la même aura. Lors de la première greffe, la mobilisation a été exceptionnelle, le personnel médical dormait sur place. Puis, les Français ont perdu confiance dans le corps médical suite à l’affaire du sang contaminé et à des fausses rumeurs de trafics d’organes... Et puis, il y a toujours des feuilletons télévisés où un patient que l’on croyait mort se réveille... Nous devons donc entrer dans une deuxième phase, et demander à la société de se prononcer en faveur de la transplantation. Elle doit accepter le don. En Espagne par exemple, le taux de prélèvement d’organes est deux fois supérieur à celui de la France. L’Espagne est pourtant un pays religieux, très catholique, mais elle a fait un effort énorme pour promouvoir le don d’organes. Des médecins sont employés pour expliquer les nécessités de la transplantation et répondre aux questions du public. En France, plutôt que de mettre en place un registre du don, les pouvoirs publics ont décidé d’instaurer un registre du refus. Mais cette logique apparente de protection des donneurs a été stérile dans la mesure où elle n’a créé aucune dynamique du don. Dans tous les cas, la famille doit être prévenue. Si un patient possède une carte sur lui nous indiquant sa volonté d’être donneur, sa famille peut s’opposer au prélèvement. Il lui suffit de dire que cette personne venait de changer d’avis.
Une meilleure information du public ne contribuerait-elle pas à accroître le nombre de donneurs ?
Je ne suis pas un spécialiste de la communication mais je pense qu’il faut informer le public sur la nature du prélèvement, en sachant toutefois que ce type d’informations peut créer un effet contraire. Mais il faut agir dans plusieurs domaines. Par exemple, l’organisation médicale devrait être améliorée. La demande de prélèvement intervient au moment du décès. Il faut donc un personnel motivé qui sache parler aux familles. Les personnels soignants doivent être prêts à s’investir en termes de temps. Quand un médecin est de garde dans un service de réanimation, il veille sur quinze patients vivants. Lorsqu’il est confronté à un sujet en état de mort encéphalique, il doit veiller sur lui avec la même attention. Il faut donc renforcer les moyens médicaux, recruter du personnel supplémentaire, pour que les prélèvements puissent être réalisés dans les meilleures conditions. Par ailleurs, l’expérience a prouvé que la présence d’un coordinateur de prélèvements qui sache parler aux familles permet d’obtenir davantage d’acceptation de dons d’organes.
Le développement des nouveaux traitements contre l’hépatite C peut-il entraîner une baisse des transplantations ?
Nous connaissons le pic de l’épidémie, mais pas le pic des conséquences. Les nouveaux cas de contamination d’hépatite C sont rares. Il n’y a par exemple quasiment plus de risques de contamination par transfusion, puisque le risque est aujourd’hui estimé à 1 pour 300 000 culots sanguins. Les toxicomanes peuvent encore se contaminer lors des injections. Mais dans la mesure où 1 % de la population française est affectée par le VHC, nous allons nous trouver confrontés, dans les dix ou vingt ans qui viennent, à un nombre élevé de cirrhoses ou de carcinomes hépatocellulaires. Les besoins en transplantation hépatique vont donc aller croissants.
Lorsque l’hépatite C est chronique, la thérapie antivirale est efficace dans la mesure où elle empêche la réplication virale et stoppe l’évolution vers la cirrhose. Cela dit, certains sous-types du VHC répondent mieux que d’autres : ceux qui sont infectés par le sous-type 3 ont de bonnes chances de guérison par la bithérapie interféron-ribavirine. Par contre, pour le génotype 1, seules 30 % des personnes infectées seront guéries définitivement. 70 % auront donc besoin d’un autre traitement. Pour ces patients, qui sont aujourd’hui majoritaires, il faut intensifier la recherche afin de mettre sur le marché une nouvelle molécule antivirale efficace.
L’association Transhépate accueille des patients au sein de l’hôpital. Cette présence est-elle importante pour vous ?
Nous leur prêtons des locaux. L’association apporte beaucoup aux patients candidats à une transplantation. Il est important pour eux de disposer d’informations scientifiques, de pouvoir parler à d’anciens transplantés, de confier leurs craintes par rapport à leur avenir, ou encore d’envisager plus sereinement leur réinsertion sociale ou professionnelle. Les patients peuvent aussi être confrontés à des difficultés d’ordre pratique. Par exemple, nombreuses sont les banques ou les compagnies d’assurance qui continuent de refuser d’accorder des crédits à des personnes transplantées. En plus des efforts menés par Transhépate, nous disposons à Paul- Brousse de coordinatrices de transplantation. Ce sont des infirmières spécialisées qui règlent les problèmes administratifs, aident les patients dans leurs démarches, distribuent des documents relatifs à la transplantation. Elles servent d’intermédiaires avec le médecin, établissent des fiches de suivi médical, virologique... Nous gérons plus de 1 000 patients greffés. Il s’agit de pouvoir répondre à leurs angoisses, en cas de poussée de fièvre par exemple.
Quelques chiffres
■ Le nombre de patients en attente d’une greffe de foie s’élève en 1998 à 902. Ce chiffre est en progression constante depuis 1993.
■ En 1998, 693 foies ont été prélevés chez des sujets en état de mort encéphalique. Ce nombre est en augmentation par rapport à 1996 (626 foies prélevés) et à 1997 (62 foies prélevés).
■ Le nombre de décès de patients avant greffe est de 83 pour la seule année 1998. Depuis 1994, 450 personnes sont mortes faute d’une greffe de foie.
■ Sur les sujets en état de mort encéphalique, l’opposition au prélèvement est stable, s’élevant à 37,2 % en 1998. L’Etablissement français des greffes a été créé par la loi du 18 janvier 1994 afin « de gérer la liste nationale des malades en attente de greffes (...), de lutter contre le manque des greffons en engageant des actions de sensibilisation et d’information auprès des professionnels de santé et du grand public (...), d’améliorer l’organisation du secteur des greffes de tissus et de cellules afin que l’éthique et la sécurité sanitaire qui s’y attachent soient prises en compte (...), d’évaluer les résultats des activités de prélèvement et de greffe d’organes, de tissus, de moelle osseuse et de cellules, par type de greffe et par équipe, en considérant les aspects quantitatifs, qualitatifs et socio-économiques ».